Le Précepteur by Henri Thomas

Le Précepteur by Henri Thomas

Auteur:Henri Thomas [Thomas, Henri]
La langue: fra
Format: epub
Tags: littérature française
ISBN: 9782072029332
Google: sIPIDAAAQBAJ
Éditeur: Gallimard
Publié: 1993-04-01T22:00:00+00:00


6

Dévalant vers le village, je n'ai cessé de courir qu'une fois dans la ruelle entre les jardins. Pour traverser la place, j'ai repris mon pas le plus tranquille ; j'étais le fils de l'institutrice, les vieilles femmes du village m'épiaient à travers leurs rideaux. Le cœur pourtant me battait encore de ma course sur la pente des prés, j'avais chaud, j'étais à la fois frémissant de crainte et de fierté, de cette fierté que donnent les expériences extraordinaires et que j'avais déjà connue la nuit où Mangeonne était tombé de son lit. Je brûlais de raconter ; s'il s'était à ce moment trouvé un camarade, nous serions peut-être parvenus à tout expliquer à nous deux. Seul comme je l'étais, c'était trop pour moi, je demeurais comme ébloui ; je revoyais Mangeonne brandissant son gros caillou, le visage crispé comme s'il allait pleurer, et je savais que j'avais eu peur. C'était tout. Il aurait fallu qu'on me questionne ; devant moi-même j'étais muet ; je tournais en rond dans ma stupeur ; mon vocabulaire de bon élève ne s'appliquait pas à une telle expérience, et cependant j'étais tout plein d'elle. Traversant la place du village, avalant une lampée d'eau fraîche au tuyau de la fontaine publique, j'étais presque comme un coupable étourdi par le souvenir du crime. Mais personne au village à qui raconter. J'étais sûr que le boulanger me regardait boire à travers la lucarne de son fournil, il fallait que je me tienne bien ; plus que jamais ce jour-là, je me sentais mal à l'aise sur la place du village.

Devant ma mère aussi, tandis que nous prenions le thé, j'ai gardé le silence. Même s'il n'y avait pas eu l'histoire de la fille Béjot dans la cabane voisine du pylône, je n'aurais rien dit. Je ne lui avais jamais parlé de la nuit du dortoir ; il n'était pas davantage question pour moi de lui raconter ces choses que de lui dire qu'on m'avait appelé Mathurin. Tout un pan de mon existence se construisait ainsi dans le secret, et je n'aurais su dire à quelle époque remontait sa première assise ; cela s'édifiait spontanément : un choix infaillible se faisait parmi tout ce que les jours m'apportaient, et la part qui s'engloutissait dans le mur obscur était chaque jour plus importante.

Ma mère m'avait cependant demandé :

— Avez-vous fait bonne promenade ? Pauvre Louis Mangeonne...

— Oui, il est à plaindre, dis-je, il a été forcé de quitter le collège.

— Et à son âge ! Les parents de mes élèves m'ont déjà parlé de lui.

— Qu'est-ce qu'ils t'ont dit ?

— Oh, tu sais bien ce que les gens peuvent raconter au village. On est si méchant dans les fermes. Ils sont bien contents de pouvoir cancaner.

Elle n'avait rien ajouté. J'étais seul avec tout ce que je savais et qu'elle ignorait. Elle croyait sans doute en connaître bien plus long que moi. Je me sentais triste ; je n'eus pas le même plaisir que les autres fois à prendre le thé



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